N’oubliez pas les dames
En 1776, alors que les pères fondateurs des États-Unis s'apprêtaient à écrire leur Déclaration d'indépendance, Abigail Adams écrivit à son mari : « Et d’ailleurs, dans le nouveau code de lois que je suppose qu'il vous faudra faire, je désire que vous n’oubliez pas les dames.… Si elles ne font pas l'objet de soins et d’attentions particulières, nous sommes déterminées à fomenter une rébellion et ne nous tiendrons pas liées par des lois dans lesquelles nous n'avons ni voix ni représentation ». Malheureusement, elle fut ignorée et les droits des femmes ne furent pas inscrits dans le document fondateur. Dix-sept ans plus tard, au lendemain de la Révolution française, Olympe de Gouges, auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en réponse féministe à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, est guillotinée sur la place de la Concorde. À la naissance des deux nations modernes dont j'ai les citoyennetés, on a rappelé aux femmes que la démocratie n'avait pas été instaurée pour elles. Cela ne les a pas empêchés de casser le moule.
Bien que l’histoire ait souvent été racontée en reléguant les femmes en arrière-plan, l'histoire du monde regorge d'exemples de femmes exceptionnelles – des femmes qui ont dû travailler deux fois plus dur pour gagner leur place dans notre mémoire collective. Avec cette série, je rends hommage à ces femmes et je vise à éveiller la curiosité de l’audience pour en apprendre plus sur elles. J'espère également inspirer les générations futures à voir les femmes avec un nouveau regard, afin que les jeunes femmes n'aient pas à ressentir le fardeau d'être toujours les premières et que les jeunes hommes ne voient pas les femmes fortes comme les exceptions.
Nous ne pouvons pas prétendre changer l'avenir sans connaître le passé. Ceci est particulièrement vrai pour le monde de l'art dans lequel les femmes sont plus susceptibles d'être présentées dans les musées en tant que modèles nus qu'en tant qu'artistes ou personnages historiques. La question posée par les Guerrilla Girls demeure d'actualité : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au musée Met ? ». J'ai donc porté une attention particulière à la manière dont je représente ces femmes : non seulement elles sont entièrement vêtues et généralement ne sourient pas, mais les fonds sur lesquels elles sont représentées sont des collages donnant des indices sur les vies qu'elles ont menées et les actions pour lesquelles il faut les honorer. Pour bien comprendre l'œuvre d'art et l’importance de ces femmes, il vous faut faire l'effort de lire leurs histoires.
Hedy Lamarr
Art digital sur collage papier
2021
Née à Vienne en Autriche, Hedy Lamarr (1914-2000) commence sa carrière d’actrice sous le nom d’Hedy Kiesler. Elle connait un premier succès grâce à son rôle dans le film Ecstasy (1933), premier film non-pornographique à représenter l’orgasme féminin. Il fut acclamé en Europe mais censuré aux Etats-Unis ainsi qu’en Allemagne (à cause des origines juives de Lamarr). Pour échapper à son mari tyrannique, Lamarr s’enfuit vers Paris puis Londres ; c’est là qu’elle rencontre Louis B. Mayer, négocie avec lui un contrat de $500 par semaine et embarque pour les Etats-Unis sous un nouveau nom: Hedy Lamarr. Elle rencontre un succès immédiat avec son premier film Algiers (avec Charles Boyer). A partir de ce moment elle sera toujours cantonnée dans des rôles de séductrice “exotique.”
Au commencement de la deuxième guerre mondiale elle se voit refuser une place au Conseil National des Inventeurs. Elle est orientée vers la vente de bonds de guerre, ce qu’elle fait avec un énorme succès, en vendant pour $25 millions ($350 millions actuels) en dix jours seulement. Mais Lamarr savait qu’elle pouvait faire davantage. Brillante inventrice autodidacte, elle réussit à impressionner Howard Hughes, magnat de l’aviation, en inventant une forme plus aérodynamique pour ses avions (inspirée par les oiseaux de proie) à tel point qu’il met son équipe à sa disposition. Ceci lui permet, parmi d’autres inventions, de créer un système de transmission radio par saut de fréquences, qui protège les torpilles téléguidées d’un brouillage par l’ennemi. Son invention, classifiée par l’armée, fut intégrée dans tous les navires de la marine dans les années 50 et 60. Plus tard, cette même invention servira à créer les systèmes de GPS et de Wifi que nous utilisons encore aujourd’hui. Lamarr ne fut jamais payée pour son invention et de son vivant elle n’eut que très peu de reconnaissance pour sa contribution à la technologie que nous utilisons au quotidien.
Mona Parsons
Art digital sur collage papier
2021
Au moment où la Deuxième Guerre mondiale éclate, Mona Parsons (1901-1976), actrice et infirmière canadienne, vit aux Pays-Bas où elle est l’épouse de Willem Leonhardt, millionnaire Néerlandais. Pendant l’occupation des Pays-Bas, le couple rejoint la résistance, dissimulant des pilotes alliés dans leur maison, jusqu’en 1941, quand Mona est arrêtée par la Gestapo et condamnée à mort. Le juge, impressionné par le courage avec lequel elle affronte sa condamnation fait commuer sa peine en travaux forcés à vie. Elle est ensuite déportée en Allemagne ou elle sera transférée dans plusieurs camps (elle est la seule civile canadienne à vivre les camps Nazis), avant de s’échapper en 1945. Elle fait le chemin de retour vers les Pays-Bas à pied en se faisant passer pour une muette avec un handicap mental (bien qu’elle ait appris l’Allemand, son accent l’aurait trahi). À la fin de la guerre elle est remerciée par Eisenhower et la RAF pour avoir sauvé nombre de leurs pilotes et retrouve son mari qui a survécu lui aussi à son emprisonnement.
Willem décéda en 1956, laissant un quart de sa fortune à sa maitresse. Mona découvrit ensuite qu’il avait un fils illégitime qui, selon la loi Néerlandaise devait hériter des trois quarts de la fortune de son père, ne laissant rien à Mona. Elle retourna donc au Canada où elle finit par se remarier. Vers la fin de sa vie elle fut considérée comme plutôt excentrique à cause des histoires qu’elle racontait. Une femme canadienne dans les camps Nazis semblait complètement loufoque. Les dossiers contenant ses actions et sa détention furent redécouverts en 1994 et ce n’est que récemment que son histoire commence à être reconnue au Canada à titre posthume.
Gloria Richardson
Art digital sur collage papier
2021
Gloria Richardson (1922-2021) reçu son Bachelor Degree à Howard University. C’est aussi là qu’elle participe à son premier acte de désobéissance civique avec le boycott de Woolworths. Elle déménage ensuite à Cambridge dans le Maryland ou elle fonde une famille. En 1961, quand le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) lance une branche à Cambridge, Gloria et sa fille s’engagent. En 1962 le SNCC demande à Gloria de co-créer le Cambridge Nonviolent Action Committee (CNAC), la première branche du SNCC menée par des non-étudiants; elle en devient la porte-parole. L’année suivante elle sera l’une des personnes à apposer sa signature au bas du “Traité de Cambridge,” qui organise l’intégration des écoles, bus, bibliothèques et hôpitaux jusqu’à présent ségrégués, ainsi que la promotion des officiers noirs au sein des forces de police.
Lors de la Marche sur Washington de 1963, Gloria Richardson est l’une des six femmes noires sur l’estrade aux côtés de Martin Luther King Jr. Elle ne pourra pourtant pas s’adresser à la foule. Le visage de Gloria est connu grâce à une photo célèbre ou elle pousse calmement le canon d’une baïonnette de police pointée vers son visage lors d’une marche (de façon très nonchalante, une vraie badass). Mais j’ai choisi de baser mon portrait sur une autre photo d’elle. Celle-ci montre son fort caractère par son expression et ses gestes, et surtout je voulais représenter ses mains liées à celles des autres manifestants pour illustrer que ce mouvement, qui a changé l’histoire des Etats-Unis et allait bien plus loin que ses leaders.
Margaret Bourke-White
Art digital sur collage papier
2021
Margaret Bourke-White (1904-1971) était une photojournaliste Américaine, connue dans les années 1920 pour ses photographies industrielles. En 1929 elle commence à travailler pour Fortune magazine et fut la première photographe Occidentale à photographier l’industrie Soviétique. En 1939 elle est la seule femme photographe à être recrutée par LIFE magazine. Sa photo de la construction de la digue de Fort Peck figura sur la couverture du tout premier numéro de LIFE. Au côté de Dorothea Lange, Bourke-White photographie la Grande Dépression, puis voyage en Europe pour documenter la propagation du fascisme avant d’aller en URSS faire le portrait de Staline.
Pendant la deuxième guerre mondiale, Bourke-White fut la toute première femme correspondante de guerre. Elle était la seule photographe étrangère quand les Allemands atteignirent Moscou, voyagea dans toute l’Europe sous les tirs de fusils et les bombardements, et devint la première correspondante de guerre à voler dans une mission de combat. Elle fut présente et photographia la libération du camp de Buchenwald. Elle continua sa carrière en tant que correspondante de guerre en Corée et puis dans la partition indo-pakistanaise. Elle interviewa et pris les dernières photos de Gandhi, quelques heures avant son assassinat.
Margaret Bourke-White décéda en 1971 après un long combat avec la maladie de Parkinson. Pendant ces dernières années elle contribua à déstigmatiser sa maladie en publiant ses expériences dans LIFE magazine.
*La photographie en bas à droite du collage est l’une de MBW découpée dans un article de LIFE magazine de 1941 sur la résistance des Moscovites à l’approche de l’armée Nazie.
Joséphine Baker
Art digital sur collage papier
2021
Née dans une famille pauvre de la ville ségréguée de Saint Louis aux États-Unis, Joséphine Baker (1906-1975) gagne sa vie en faisant le ménage chez les familles blanches de la ville. À 15ans, elle avait déjà été mariée deux fois, avant de fuir pour New York pour y devenir danseuse. Elle y trouve rapidement un emploi et se voit proposer une place dans un spectacle qui part pour Paris. Elle charme immédiatement Paris par sa danse déjantée, ses multiples talents, son élégance et son charisme. Elle y devient une icône de la femme moderne dans les années 20 et 30, se promenant dans les rues de Paris avec son guépard en laisse.
En 1936 elle revient faire une tournée aux États-Unis, s’attendant à être accueillie en star internationale, ce qu’elle était devenue en Europe. Mais elle est confrontée au mépris et au racisme. Le cœur brisé, elle revient en France ou elle échange son passeport Américain pour la nationalité Française, quelques années avant que la deuxième guerre mondiale n’éclate. Fidèle à son pays adoptif, elle devient espionne pour la résistance Française, risquant sa vie pour porter des messages clandestins et découvrir des secrets auxquels elle a accès par sa célébrité.
Décorée de la légion d’honneur, la croix de guerre et la médaille de la résistance, Baker fait une tournée aux États-Unis en 1949 où elle se fait de nouveau refuser l’entrée des hôtels et restaurants. Pour sa tournée suivante, elle stipule dans son contrat qu’elle ne paraitra pas dans les salles ségréguées. S’impliquant de plus en plus dans les droits civiques aux États-Unis, Baker est accusée d’être une sympathisante communiste, et le gouvernement Américain sabote sa tournée en Amérique du Sud. Baker revient vivre en Dordogne ou elle adopte douze enfants d’origines différentes. Elle baptise sa famille « la tribu arc-en-ciel »
Mais ce n’est qu’en 1963 que, selon elle, Joséphine Baker vit le plus beau jour de sa vie : c’est le jour de la marche sur Washington où elle est la seule femme à adresser un discours au même public que Martin Luther King, qui donne son fameux discours « J’ai un rêve ». Ce jour-là, elle porte ses médailles et son uniforme français. En Novembre 2021, Joséphine Baker a été enterrée au Panthéon. Jusqu’ici, cinq femmes seulement ont eu cet honneur. Baker est la première femme noire, ainsi que la première à y être célébrée sans mari ou homologue masculin.
Funmilayo Ransome-Kuti
Art digital sur collage papier
2022
Née dans l'actuel Nigéria, Funmilayo Ransome-Kuti (1900-1978) est l'une des premières jeunes filles à fréquenter la grammar school d’Abeokuta. Elle poursuit ses études en Angleterre avant de rentrer au Nigéria où elle devient éducatrice et se focalise sur l'éducation des femmes nigérianes. En 1944, elle fonde l'Union des femmes d'Abeokuta (AWU) qui comptera à terme 20.000 membres. Ransome-Kuti milite pour les droits économiques et politiques des femmes et mène de nombreuses manifestations, dont la première dénonce la taxation injuste des travailleuses du marché. Elle y gagne un surnom : La Lionne de Lisabi. Interdite de manifester, l'AWU organise des « pique-niques » et des « festivals », dont beaucoup se heurtent malgré tout à une répression brutale de la part de la police. Ransome-Kuti commence alors à enseigner aux femmes comment faire face aux gaz lacrymogènes qui leur étaient souvent lancés.
Ransome-Kuti fut la seule femme impliquée dans la création de la constitution nationale nigériane et une des fondatrices de l'Union des femmes nigérianes (NWU). L'AWU devient une branche régionale du NWU. En tant que présidente du NWU, Ransome-Kuti voyage et crée des branches régionales à travers le Nigéria. En 1953, elle organise une conférence sur le droit de vote des femmes qui aboutit à la fondation de la Fédération des sociétés de femmes nigérianes. Suite à la mort de son mari en 1955, Ransome-Kuti consacre son temps et son argent à la fondation d’écoles à travers le Nigéria et se rend régulièrement à l'étranger pour donner des conférences. En 1965, elle devient membre de l'Ordre du Nigéria, obtient en 1968 un doctorat en droit avec distinction et reçoit en 1970 le Prix Lénine pour la paix. Elle est également nommée consultante au ministère fédéral de l'Éducation.
Ransome-Kuti a élevé quatre enfants, tous devenus des militants, le plus célèbre étant le musicien Fela Aníkúlápó-Kuti qui critiquait ouvertement le gouvernement nigérian dans les années 1970 et 1980. Fela avait déjà été la cible de violences en représailles de son activisme, mais l’incident le plus violent survient en 1977 lorsque des soldats armés attaquent son refuge, le frappant sévèrement et jetant sa mère Ransome-Kuti par une fenêtre du premier étage. Funmilayo Ransome-Kuti décède l'année suivante suite à ses blessures. En un acte de protestation audacieux, Fela porte le cercueil de sa mère lors de l’anniversaire de sa mort et le place de manière accusatrice à l'entrée de la résidence présidentielle. Lui et ses complices sont ensuite battus et emprisonnés pour cet acte de défi. La chanson de Fela Coffin For Head of State commémore cet événement.
Constance Markievicz
Art digital sur collage papier
2022
Constance Markievicz (1868-1927) est la fille d'un riche propriétaire terrien en Irlande. Elle grandit sur le domaine familial où son passe-temps favori est la chasse, grâce à laquelle elle développe des talents de tir à la carabine qui lui seront utiles plus tard. Désirant devenir peintre, Constance s'installe à Paris où elle rencontre son futur mari, Casimir Markievicz, un comte polonais dont le titre est douteux. Constance était déjà membre de la National Union of Women's Suffrage Society, elle s’implique davantage après le retour du couple en Irlande en 1903. Elle adhère au nouveau parti, le Sinn Féin et introduit un élément féministe dans sa plateforme. La comtesse approfondit encore son engagement pour le socialisme en créant une commune sur ses terres et en s'impliquant fortement dans le lock-out dublinois (1913-14). Elle rejoint l'Armée citoyenne irlandaise pour protéger les grévistes et dirige une soupe populaire, bien qu'à ce moment elle soit ruinée.
Au moment de l’insurrection de Pâques en 1916, Markievicz était devenue officier dans l'Armée citoyenne irlandaise, dont elle avait conçu les uniformes. Sur les 80 femmes arrêtées, elle est la seule à être jugée en tant que dirigeante et évite la peine de mort réservée aux autres dirigeants en raison de son sexe. Lorsqu’elle est mise à l’isolement, elle répond : « Je souhaiterais que vous tous ayez la décence de me fusiller ». Elle est libérée en vertu d'une amnistie générale en 1917 avant d’être arrêtée de nouveau l'année suivante. Au cours de sa deuxième incarcération, elle se présente et emporte une élection pour un siège parlementaire qu'elle, avec les autres élus du Sinn Féin, décide de refuser pour ne pas devoir prêter serment à la Couronne britannique. Cette année-là, Markievicz est la seule femme élue et la première femme à être élue à la Chambre des communes britannique. Après sa libération en 1919, elle est nommée ministre du travail en Irlande, faisant d'elle la deuxième femme à occuper un poste d’élu.e national.e en Europe ; il faudra patienter soixante ans de plus avant qu'une autre femme ne soit élue au parlement irlandais. Elle continuera à militer pendant le reste de sa vie, ce qui lui vaudra plusieurs peines de prison supplémentaires et une période de vie fugitive pendant la guerre anglo-irlandaise. La comtesse Constance Markievicz meurt pauvre dans un service hospitalier public en 1927, après avoir offert sa fortune et sa vie à son pays.
Victoria Woodhull
Art digital sur collage papier
2022
Née dans une famille pauvre à Homer dans l’Ohio aux États-Unis, Victoria Woodhull (1838-1927) se marie à l'âge de 15 ans. Le couple a deux enfants, dont le fils aîné est déficient intellectuel, que Victoria refuse de faire institutionnaliser, une rareté à l'époque. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Victoria travaille, entre autres, comme couturière, actrice et médium aux côtés de sa sœur, également remarquable : Tennessee « Tennie » Claflin. Victoria parvient à divorcer de son mari alcoolique et épouse en 1866 James Blood, un colonel de l'armée de l'Union. Cet épisode amorce pour toute une vie son engagement en faveur de l’amour libre, ce qui, à l'époque, signifiait défendre la liberté des femmes de se marier et de divorcer à leur guise et être libérées de leur "esclavage sexuel" face à leurs maris.
Victoria et sa sœur "Tennie" se lient d'amitié avec le célèbre et riche Cornelius Vanderbilt qui se confie à elles, en tant que confidentes et médiums. Grâce à ce lien, les sœurs s’enrichissent immensément. En 1870, les sœurs ouvrent une société de courtage et deviennent ainsi les premières femmes courtières à Wall Street. Elles connaissent un tel succès qu'elles parviennent rapidement à créer un journal promouvant l'éducation sexuelle, l'égalité des droits (quel que soit le sexe, la couleur de peau, ou l'orientation sexuelle), l'amour libre et la prostitution légale. Elles font tellement scandale que cela conduira plus tard à leur exclusion de l'histoire du mouvement des femmes écrite par leurs contemporaines, bien que plusieurs d'entre elles aient fréquenté les salons organisés par les deux sœurs.
En 1870, Woodhull devient la première femme à prendre la parole devant le Congrès, plaidant pour le droit de vote des femmes au motif que rien dans la constitution ne précise explicitement qu’elles n’aient pas ce droit. Après cette approche infructueuse, Victoria décide que la démarche évidente à suivre serait de devenir la première femme candidate à la présidence des États-Unis. Sa campagne est centrée sur des réformes pénitentiaires, de meilleurs soins pour les démunis, une relation neutre avec les puissances étrangères, un suffrage égal, des réformes du mariage et un gouvernement basé sur "les Lumières et l'éducation et non le bénéfice imaginaire de l'humanité". Son choix de vice-président : l'incomparable abolitionniste Frederick Douglass. Sa cote de popularité augmente alors qu’elle est en tournée à travers le pays, mais la presse la vilipende et lui colle l’étiquette de « Madame Satan ». Woodhull se fait des ennemis en dénonçant plusieurs hommes puissants pour leur nombreuses incartades sexuelles et leur harcèlement de femmes mineures, en contradiction avec leur condamnation de l'amour libre. Elle est amenée à envoyer son journal à travers les frontières de l'État ce qui lui vaut d'être poursuivie et emprisonnée pour avoir transmis "des contenus obscènes par la poste" à peine quelques jours avant l'élection.
Woodhull divorce finalement de son deuxième mari et déménage en Angleterre avec sa sœur. Là, elle épousera son troisième et dernier mari, lancera un nouveau journal The Humanitarian, se portera candidate deux fois de plus aux élections présidentielles et proposera ses services bénévolement à la Croix-Rouge pendant la Première Guerre mondiale.
Camille Claudel
Art digital sur collage papier
2022
Le talent de Camille Claudel (1864-1943) pour la sculpture est découvert à l'âge de douze ans par son père, qui montre son travail à leur voisin et artiste Alfred Boucher. Les deux hommes l'encouragent à continuer à créer. Lorsqu’elle s’installe à Paris, elle étudie à l'Académie Colarossi (à l'époque, les Beaux-Arts n'acceptent pas les étudiantes) et loue en 1882 un atelier avec trois autres sculptrices. Boucher, qui lui avait servi de mentor jusqu’à son installation à Florence, confie ses élèves à Auguste Rodin, sculpteur déjà renommé à l'époque. Camille Claudel impressionne Rodin et devient non seulement son élève mais son assistant et modèle. Elle est si douée qu'il la charge de sculpter les mains et les pieds de sa célèbre commande La Porte de l’Enfer. Bien qu’elle ait longtemps refusé ses avances, ils deviennent finalement amants, malgré vingt ans de relation entre Rodin et son ancien modèle Rose Beuret. Cette liaison pousse la mère de Camille Claudel à la chasser de la maison familiale. En 1892, Camille Claudel met fin à sa relation de dix ans avec Rodin. Alors qu’elle est entrée dans l'histoire en tant que maîtresse et Rose Beuret en tant qu'épouse, Rodin n'a épousé Rose que longtemps après la fin de sa relation avec Camille.
Suite à la rupture, Claudel a des difficultés financières, son travail est censuré à la fois parce-qu’elle est une femme et pour le contenu sexualisé de ses sculptures. Par exemple, la désormais célèbre sculpture La Valse (figurant dans le collage) est qualifiée de choquante par la proximité des deux corps nus. Lorsque Claudel collabore avec Rodin (ce qu'elle faisait régulièrement dans les six années suivant la fin de leur relation amoureuse), il en recevait tout le mérite. Grâce à son talent et à sa persévérance, la carrière de Claudel perdure néanmoins ; elle est la seule sculptrice de son temps à mélanger le bronze et le marbre et commence à explorer les styles Art nouveau. En 1900, elle sculpte l'un de ses chefs-d'œuvre, L'Âge mûr.
Après 1905, la santé mentale de Camille Claudel semble traverser une période difficile. Elle détruit plusieurs de ses statues, s'isole dans son atelier pendant de longues périodes et présente des symptômes de paranoïa. Cela a souvent été attribué à sa rupture avec Rodin, mais elle s'était produite près d'une décennie plus tôt et à l’initiative de Camille Claudel. Il semble plus probable que le déclin de sa santé mentale soit dû aux difficultés auxquelles elle fut confrontée dans sa carrière et que sa paranoïa ait été due à la crainte (justifiée) d’être dénigrée par son ex-amant devenu rival. En 1913, son père chéri décède, dix jours plus tard sa mère et son frère la font interner de force dans un hôpital psychiatrique. Au fil des ans, plusieurs médecins écrivent à sa famille pour recommander sa libération, mais sa famille refuse systématiquement. Camille Claudel passera les trente dernières années de sa vie enfermée sans que sa mère ne lui rende jamais visite. Son frère Paul lui rend visite sept fois, mais ne lui assure pas de sépulture digne. Elle est donc placée dans une fosse commune derrière l'asile, où les restes de celle qui fut l'une des plus grands artistes français.es resteront à jamais perdus.
Genepil
Art digital sur collage papier
2022
Genepil (1905-1938) est nommée Tseyenepil à sa naissance avant que son nom ne soit changé lorsqu'elle est choisie pour devenir reine consort de Mongolie. Après la mort de sa première femme, le Khan qui est à la tête de la Mongolie, Bogd Khan, est contraint de se remarier dans le but d’assurer la pérennité de la dynastie mongole déclinante. Bien que Genepil ait déjà un mari, elle est mariée de force, à 19 ans, au Khan, âgé de 53 ans. Genepil est extrêmement malheureuse, mais se voit refuser l'autorisation de retourner chez ses parents, pour préserver les apparences. Le mariage ne dure que jusqu'à la mort de Khan l'année suivante. Avec l'abolition de la monarchie en Mongolie, qui est alors sous contrôle soviétique, Genepil peut retourner auprès de sa famille et de son premier mari. Bien qu'il semble qu’elle voulait mener une vie tranquille avec sa famille, Genepil, en tant que dernière reine consort d'un pays devenu communiste et sous contrôle soviétique, était un rappel des anciennes traditions et de la culture du pays. Lorsque les répressions staliniennes en Mongolie débutent en 1937, le rôle de reine qui lui avait été imposé plus d'une décennie auparavant fait d'elle une cible du régime soviétique; Genepil et son père sont accusés d'avoir préparé un soulèvement avec l'aide du Japon. Genepil, alors enceinte de cinq mois, est enlevée de chez elle au milieu de la nuit, ne laissant qu'un précieux morceau de sucre sur les oreillers de ses enfants. Âgée de 33 ans seulement, elle est tuée par un peloton d'exécution soviétique. Dans un effort continu pour effacer la culture mongole, la plupart des images de la royauté, y compris de Genepil, sont détruites. Les quelques images ayant survécu sont devenues un symbole de la renaissance mongole et ont servi d’inspiration pour la reine Amidala dans Star Wars - La menace fantôme (1999). Ainsi, Genepil perdure dans la culture populaire.
Ada Gobetti
Art digital sur collage papier
2022
Ada Gobetti (1902-1968) et son mari Piero étaient des antifascistes italiens auteurs de diverses publications engagées contre la montée de l'extrême droite dans les années 1920. Piero, sévèrement battu par un groupe fasciste, est contraint à l'exil à Paris où il meurt d'une bronchite en 1926. Ada Gobetti jure alors de continuer leur travail commun. Elle lutte contre les chemises noires fascistes dans le Bienno Rosso (1919-1920) et devient l’une des membres à l’origine de Giusticia e Libertà, un mouvement de résistance antifasciste italien actif entre 1929 et 1945. Elle est également cofondatrice de Gruppi di Difesta Della Donna (groupe de défense des femmes), un groupe de partisanes et mène des femmes dans le combat contre les occupants allemands. La maison de Gobetti à Turin est souvent utilisée pour cacher des membres de la résistance et faire passer des documents clandestinement. Avec son fils Paolo, Gobetti gère aussi un trafic clandestin d’armes et de dynamite pour la résistance, assumant ainsi une double tâche remarquable : risquer sa vie pour la résistance tout en veillant sur son fils partisan de 18 ans, Paolo. Non seulement il survivra à la guerre, mais il réussira aussi une carrière en tant que critique de cinéma et réalisateur.
Gobetti prend de grands risques personnels. Elle écrit un journal codé tout au long de la guerre avant de le décoder à la fin, proposant ainsi un récit de première main remarquablement rare de la vie quotidienne d’un partisan italien. Après la guerre, elle devient vice-maire de Turin pour le Partito d'Azione (un parti politique de gauche qu'elle avait contribué à créer), et cofondatrice de la Fédération démocratique internationale des femmes, qui milite pour les droits des femmes, contre le fascisme, pour la paix mondiale, et pour la protection de l'enfance (la Fédération existe encore à ce jour, bien qu'elle soit moins active que pendant la guerre froide). L'éducation des enfants devient une cause particulièrement importante pour Gobetti qui traduit plusieurs articles pour des jeunes parents et contribue à diverses publications de gauche sur le sujet. Elle reçoit, à titre posthume, la médaille d'argent de la vaillance militaire pour ses vingt-cinq années de lutte contre le fascisme en Italie.
Kate Edger
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2022
Kate Edger (1857-1935) est née au Royaume-Uni et a émigré avec sa famille en Nouvelle-Zélande en 1862. Après avoir reçu la majeure partie de son éducation de son père, elle montre une grande aptitude pour les travaux académiques. À une époque où aucune femme n'était autorisée à fréquenter l'université, Edger demande une bourse au Auckland College and Grammar School, en omettant d’indiquer son sexe, et est acceptée. En 1877, elle devient la première femme en Nouvelle-Zélande (et la deuxième dans tout l'Empire Britannique) à obtenir un diplôme universitaire, avec un bachelor en mathématiques et en latin. Elle obtient ensuite une maîtrise, un autre exploit sans précédent.
Edger devient ensuite la première directrice du tout nouveau Nelson College for Girls, où elle enseigne également une pléthore de matières. Alors qu'elle a l'intention de conserver son poste à l'école après son mariage avec William Evans, sa première grossesse la force à démissionner. Son mari faisant un travail caritatif non rémunéré, Edger pourvoit aux besoins de sa famille en dirigeant une école privée depuis leur domicile. Elle est une partisane active du droit de vote des femmes (la Nouvelle-Zélande est le premier pays autonome où les femmes ont obtenu le droit de vote). Edger s’implique également dans la Women's Christian Temperance Union New Zealand (WCTUNZ), où elle occupe plusieurs postes importants et est connue comme une fervente pacifiste. Elle participe ensuite à la fondation de la Wellington's Society for the Protection of Women and Children et joue un rôle au sein de l'Union de la Société des Nations de Nouvelle-Zélande. Une fondation caritative existe en son nom, créant à ce jour des bourses permettant aux femmes de poursuivre des études universitaires en Nouvelle-Zélande.
Bien qu'elle ait été décrite comme une femme de petite stature et d'une dignité tranquille, pour son portrait j'ai choisi cette image d'elle, où elle apparait plutôt mécontente, parce qu'elle me parlait si fortement de la confusion et de la frustration d'une femme instruite à qui un pair masculin moins bien informé cherche à donner des leçons. Je ne peux que spéculer, mais celà a dû lui arriver d'innombrables fois, puisque cela continue de se produire régulièrement à une époque où l'éducation des femmes est un fait établi du monde occidental.
Liliane Kandel
Art digital sur collage papier
2022
Le portrait de Liliane Kandel (née en 1933), est pout moi le plus personnel de la série, car, amie de longue-date de ma mère, Liliane a toujours joué un rôle de marraine dans ma vie. C’est à l’âge de 13 ans que j’ai commencé à découvrir son passé. Alors que je commençais à m’intéresser à l’histoire de la Shoah elle m’a permis de l’interviewer sur son experience. C’est la que j’ai appris qu’à mon age elle avait déjà connu la guerre, qu’elle avait eu sa vie bouleversée par les interdits imposés aux juifs, et, bien que la ville fût protégée des deportations, elle avait dû se réfugier dans un hôpital où son frère s’est fait opéré des amygdale pour échapper au pogrom qui déferlait dans les rues de Bucarest. Elle et sa famille immigrent à Paris en 1946.
Ce n’est que plus tard que je commence à reconnaitre les noms de ses amis, collègues, et connaissances: Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Claude Lanzmann, etc. Car cette femme au rire merveilleux qui m’offrait des livres est aussi membre du Mouvement de Libération des Femmes qu’elle rejoint au moment de la préparation du Manifeste des 343, écrit par Simone de Beauvoir qui déclare avoir avorté clandestinement, ce qui ouvre le combat qui aboutira à la loi Veil légalisant l’avortement en France. Elle est aussi, sous le pseudonyme Rose Prudence, l’une des principales autrices de la rubrique Sexisme Ordinaire, dans les Temps Modernes (Revue politique, littéraire, et philosophique fondé par Beauvoir et Sartre). Un livre du même titre est publié en 1979 avec une préface de Beauvoir. Elle est aussi à l’organisatrice d’une conférence Féminismes et Nazisme, set directrice d’un recueil du même titre. Il faudrait un livre entier pour rendre hommage à toutes ses contributions au combat féministe dont je pourrais consacrer un long chapitre à ce qu’elle m’a apporté personnellement.
Diana Rigg
Art digital sur collage papier
2022
Dame Diana Rigg (1938-2020) est née à Doncaster, en Angleterre. Elle passe les huit premières années de sa vie en Inde, où son père était ingénieur des chemins de fer. Elle est ensuite envoyée dans le Yorkshire, dans un pensionnat pour filles et malgré le manque total de soutien de son école et de ses parents, Rigg poursuit ses études à la Royal Academy of Dramatic Arts, avant de rejoindre la Royal Shakespeare Company (de 1959 à 1967). Bien que la carrière de Rigg se déroule principalement au théâtre, elle reste dans les mémoires pour plusieurs rôles emblématiques au cinéma, comme Tracy Bond (la seule “Bond girl” à épouser l’insaisissable espion), Olenna Tyrell (la Reine des épines de Game of Thrones) et surtout en tant qu’héroine d’action, Emma Peel dans the Avengers. C’est pour ce rôle en particulier que j’ai voulu l’honorer. Elle est l’idole de ma mère, qui plus tard m’a acheté l’ensemble VHS des Avengers, à une époque où, mise à part la princesse Leia de Star Wars, il n’y avait toujours pas beaucoup de femmes autonomes dans les séries et films d’action. Le rôle d’Emma Peel a été initialement écrit pour un homme avant que l’acteur ne démissionne. Les producteurs ont choisi de le remplacer par une femme, sans changer le scenario, ce qui explique la place unique qu’occupe Emma Peel parmi les icônes féministes. Pendant le tournage, Diana Rigg a découvert qu’elle était moins bien payée pour son rôle principal que les cameramen masculins et a dû se battre pour obtenir un meilleur salaire. Elle raconte qu’avec un meilleur salaire elle obtint plus de respect, mais elle était dépeinte par les media comme mercenaire. Diana Rigg était extrêmement mal à l’aise avec son nouveau statut de sex symbol, mais lorsqu’elle fut interrogée sur la question de savoir si le coté sexy du personnage nuisait à sa force, elle a répondu : « Pourquoi ne pas présenter le glamour en même temps que l’autonomie? » Ce portrait honore à la fois l’héroïne d’action fictive qui a inspiré tant de gens et la femme qui l’a fait vivre.
Tosia Altman
Art digital sur collage papier
2022
Tosia Altman (1919-1943), fille d’un horloger, grandit à Lipno, en Pologne. En tant que dirigeante à Varsovie d’un groupe de jeunes juifs, Ha-Shomer, elle est chargée de l’éducation des jeunes. Lors de l’évacuation de Varsovie en 1939, elle s’échappe, principalement à pied, pour Vilnius. Inquiets pour les membres restés derrière, en Pologne occupée par les nazis, Ha-Shomer confie à Tosia Altman la mission d’être la première à y retourner. Malgré l’interdiction de voyager pour les Juifs, elle risque sa vie, voyage de ghetto en ghetto en diffusant un message de résistance, faisant le lien entre l’organisation et les leaders de chacun d’entre eux. Elle correspond par messages codés avec des dirigeants à Vienne, en Palestine et en Suisse, et s’infiltre à Vilnius pour faire un rapport sur l’aggravation des conditions dans les ghettos, les rumeurs de massacres et la force du mouvement de résistance. Lors de ses voyages ultérieurs à travers la Pologne, elle rapporte le massacre systématique des Juifs, dont elle est le témoin impuissant.
En 1942, avec seulement 10% des 600.000 Juifs de Varsovie encore en vie, la résistance armée commence. Tosia Altman et d’autres femmes font passer des armes en contrebande. Elle voyage parmi les ghettos, devenue maintenant émissaire de l’organisation de combat juive, le ZOB (Żydowska Organizacja Bojowa). Elle sauve plusieurs personnes d’une mort certaine et assure la coordination entre les groupes armés juifs à Cracovie.
Le 18 janvier 1943 Tosia Altman participe à l’attaque sur les troupes allemandes qui raflent les Juifs. La plupart des combattants juifs sont tués; Tosia Altman est capturée et est secourue par un policier juif.
Le 18 avril 1943, le ghetto de Varsovie est encerclé, la révolte commence. Les résistants rejoignent Tosia Altman dans le bunker de la rue Mila. Lorsque les Allemands le découvrent et gazent ceux qui sont à l’intérieur, la plupart d’entre eux se suicident plutôt que de se rendre. Altman et cinq autres blessés s’échappent du ghetto et se cachent dans le grenier d’une usine. Le 24 mai, elle prend feu; Tosia Altman, cernée par les flammes, saute. Elle est arrêtée par la police polonaise qui la remet aux Allemands. Laissée sans traitement et possiblement torturée, elle meurt deux jours plus tard. Elle est commémorée pour avoir été la première à répondre à l’appel et la dernière à tomber.
Les combattants de l’insurrection du ghetto de Varsovie ont résisté aux Allemands presque aussi longtemps que l’armée polonaise pendant l’invasion de 1939. Ils ont inspiré l’insurrection de Varsovie, qui a tenu 63 jours.